Ambassade de Syldavie en France

L'histoire de la Syldavie, petit pays européen, se confond avec celle de ses ombrageux voisins: la Croatie, l'Albanie, le Monténégro, la Serbie, le Kosovo, la Macédoine, la Grèce, la Bosnie-et-Herzégovine, la Bordurie, la Slovénie, la Roumanie, la Hongrie, la Turquie, la Moldavie, la Bulgarie et la Belgique.
Au coeur de cette mosaïque de peuples, de langues et de religions, la Syldavie se distingue à peine sur les cartes; si certains la situent quelque part entre les rives de la Neretva, d'autres l'imaginent flottant sur un Danube ensablé. On la cherche parfois dans les creux de Bruxelles, entre Flandres et Wallonie, quand l'inflexion d'un accent laisse une impression d'étrangeté. La Syldavie se glisse dans les interstices de la géographie et de l'histoire.
Longtemps monarchique, puis socialiste, la Syldavie est aujourd'hui une jeune démocratie en transition, candidate à l'Union Européenne.

lundi 13 octobre 2008

La conjugaison française en Bosnie-Herzégovine

A tous ceux qui se sont un jour arraché les cheveux sur les auxiliaires avoir et être, je dédie cette petite perle bosnienne:


Dino Merlin et Béatrice, Putnici ("Voyageurs"), chanson de la Bosnie à l'Eurovision (Jérusalem, 1999)

Qui est Dino Merlin? Voir son site officiel.
Qui est Béatrice? Voir son Myspace.

Et n'oubliez pas de saluer le travail du Centre culturel André Malraux à Sarajevo, né en 1994 en plein siège, et où même lorsque les bombes tombaient sur la ville les élèves des cours de français ont dû répéter je suis, tu es, nous sommes, nous avons, vous avez...

Comment se rendre en Syldavie?

Dzana de Bosnie, dont je salue au passage le blog tendre, émouvant, profond, drôle et grave (et très joliment écrit) où elle raconte son enfance à Sarajevo et les années de guerre, me demande comment venir en Syldavie...

Notre pays possède plusieurs points d'entrée, mais nous préférons les maintenir secrets, pour éviter un afflux de touristes et d'espions bordures. Cette isolation nous met à l'abri de la crise financière...

Si vous désirez tout de même nous rejoindre, cherchez du côté des rivières souterraines, des friches industrielles, des lacs de montagne, des bibliothèques anciennes, des arrières-boutiques poussiéreuses...

Allez, parce que c'est vous, j'accepte de vous révéler l'un de ces passages... C'est en Herzégovine, à Mostar, au milieu de la Neretva, qu'une faille spatio-temporelle communique avec le massif syldave des Zmylpathes... C'est pour cela que l'on voit des jeunes gens, en quête d'une vie meilleure en Syldavie, plonger du sommet du pont. La plupart manquent l'étroite fissure dans le tissu de l'univers qui donne accès à nos verts pâturages, et ressortent, mouillés mais pas découragés, pour plonger à nouveau...

Bon voyage! :)

Belaviv, Telograd?


Dans la note précédente, je risquais une hypothèse sur la parenté secrète entre Tel Aviv et Belgrade, pressentant des rapprochements dans les courants souterrains qui animent leur jeunesse, l'insularité, un certain sens du chaos peut-être, un mélange paradoxal de conservatisme et de liberté revendiquée, de blocages identitaires et de subversion créatrice... Et soudain, une collision visuelle surprenante, entre une photo que j'ai prise au printemps à Tel Aviv:


et une image de Belgrade, signée TKV, que je trouve sur le blog World of Stencils:


Etonnant, non?

Pensant aux transfigurations de Klimt, ces icônes tout à la fois prosaïques et mystiques, il me vient alors à l'esprit que les deux villes se trouvent sur la même frontière invisible, entre l'Europe centrale et l'Orient, entre Vienne, Varsovie et Istanbul. Lisières de l'empire ottoman disparu, terres disputées, amères, villes construites à neuf contre le passé: Belgrade aux vestiges turcs s'effaçant, Tel Aviv reniant Jaffa, traçant vers le nord ses larges avenues rectilignes.

Ces deux baisers urbains, travaillés dans la matière de la ville comme les ors et les mosaïques de couleurs du peintre viennois, tenteraient-ils d'en enluminer la blessure?

A travers ces graffitis, et leurs références plus ou moins explicites à la "Belle époque" ou aux années 30 -période où Belgrade et Tel Aviv façonnent leurs perspectives, se font un visage-, quelle interrogation du passé se fait jour? Quelle réconciliation, quelle fusion se cherche-t-elle?
Je pressens en tous cas que se joue plus ici qu'un retour, un recours aux mythes du passé devant les défis, les transformations nécessaires auxquelles font face les deux villes. Plutôt une recherche du souffle fondateur, pour renouveler la ville, la hisser à la hauteur de ses rêves premiers, dans un siècle nouveau aux enjeux inédits?

Belgrade, la ville à fleur de murs

Certains artistes urbains se fondent organiquement à la ville qu'ils hantent la nuit. Loin du vandalisme gratuit, ils sèment des œuvres qui semblent fleurir naturellement sur l'épiderme urbain, en cicatriser les blessures, suintant des murs écaillés, des ruelles délaissées, des lieux abandonnés. Ces graffitis, ces pochoirs réaffirment la force vitale de la ville - ils apparaissent comme une sorte de remontée de sang aux lèvres desséchées des friches, des lambeaux que la cité laisse derrière elle dans sa mue.

Certaines villes ne s'y prêtent donc guère. D'autres, parce que les frustrations, les révoltes, le désir de vie bouillonnent sous la surface et s'y heurtent, accueillent avec une sorte de soulagement cette violence visuelle, comme si elle libérait quelque chose que la ville cachait, étouffait. Ces graffitis, contestataires, subversifs, semblent émaner des profondeurs du déni, du refus, du non-dit, et ainsi rendre à la ville la liberté de son souffle, son âme.

Voici, sur le site hollandais Submarinechannel, l'interview d'une street artist de Belgrade, qui graffe sous le nom de "TKV", pour "la reine des fées" en serbe, ce qui décrit bien son programme de "réenchantement" de la ville.



Je suis frappé par la parenté visuelle entre son travail et celui des graffiteurs de Tel Aviv, parenté qui semble sous-tendue par une sorte de parenté souterraine des deux villes, toutes deux jeunes, bouillonnantes, marquées par le conflit et ses non-dits, par des tabous tenaces, et toutes deux insulaires, toutes deux regardées par le reste du pays et du monde comme des "bulles" de réalité parallèle.

Il ne s'agit pas ici -pas seulement- de politique, mais de quelque chose de plus profond, qui touche à la spiritualité urbaine, à la grâce.

Ces jaillissements de couleurs réprimées, sur le béton de Belgrade, Tel Aviv, ou Paris, manifestent la reconquête d'un espace sensible, d'un espace de dialogue, un réinvestissement, charnel, vivant, des zones d'ombre et de mort, elles questionnent les rigidités et les manquements de la vie urbaine, ses problèmes, mais aussi ses rêves, son espérance, sa jeunesse et sa genèse. Comme un arbre poussé dans l'interstice d'une muraille et qui lui devient nécessaire, le graffiti fait l'éloge paradoxal de la transformation urbaine - contre la ville sclérosée, pour la ville en mouvement. Pour la ville habitée, contre le labyrinthe abstrait des rues et des architectures - une façon d'aller à l'encontre des murs, qui les anime, les réveille, les transforme en lieux de passage, en ouvertures.

Il y a, entre ces œuvres interrogatives, incertaines et les slogans de haine ou de revanche raturés sur les murs des mêmes villes (Kosovo je Srbija, La France aux Français, Mavet leAravim), le même écart qu'entre Montaigne et un Minute: l'écart, esthétique et spirituel, entre une pensée et un dialogue qui s'essaient, se cherchent, et les faciles certitudes dressées contre l'autre. Là où le griffonnage irréfléchi est, au mieux, une affirmation d'identité, quand il ne hurle pas ouvertement son rejet de l'autre (l'étranger, le riche, le rival, ad lib), à l'inverse les œuvres de Miss Tic à Paris, de Know Hope à Tel Aviv, ou de TKV à Belgrade, insinuent dans le tissu serré de la ville un espace pour l'altérité, pour le réenchantement du monde à travers le croisement des regards. Il n'est sans doute pas fortuit que les noms de ces trois individus ou collectifs portent une commune référence à la magie, à la mystique, à l'espérance. Leurs opérations nocturnes sont des rituels urbains.

Pour en voir plus: Know Hope sur Flickr, Maya Newman's photostream, Tel Aviv Street Art, Miss Tic et son fan club, un carnet de Roswitha Guillemin, un album et un site consacrés à l'artiste, Belgrade Street Art sur Flickr, et des images de Belgrade pour saisir le contexte du travail de TKV. Plus général: World of Stencils.

samedi 11 octobre 2008

Concours d'élégances à Belgrade

La décision prise jeudi par le Monténégro de reconnaître l'indépendance du Kosovo passe décidément très mal à Belgrade, ce que dans une certaine mesure l'ambassade de Syldavie peut comprendre et accepter: cette semaine a été marquée, pour les nationalistes serbes (qui restent, dans leur déclinaison modérée, au cœur du système et du discours politiques) par un gigantesque chaud-froid. A peine le champagne débouché pour fêter la résolution favorable de l'ONU mercredi, c'était l'allié (ou vassal) de toujours, indépendant de la Serbie depuis 2006, qui avançait un nouveau pion sur l'échiquier, portant un coup sévère à la stratégie serbe.

On peut comprendre, donc, un certain sentiment de trahison, même si l'image, reprise en chœur par les dignitaires religieux et les politiciens, du "coup de poignard dans le dos", évoque les discours populistes d'une bien noire époque (l'entre-deux-guerres en Allemagne, où les attaques virulentes contre la social-démocratie de la république de Weimar, pareillement qualifiée de "traître", firent le lit du nazisme). Jusqu'à un certain point, il faut faire droit à la sincérité de la colère, de la frustration, de la déception de Belgrade envers Podgorica.

Mais ce qui n'est pas compréhensible, pas acceptable, c'est la surenchère méprisable à laquelle se livrent depuis hier les politiciens de Belgrade. Méprisable, parce que méprisante. Un coup d'oeil sur le site d'information "patriotique" serbe Serbianna annonce d'emblée la couleur, avec dès la page d'accueil, ce titre et surtout ce sous-titre:
Reactions to Montenegro recognition.
Many did not expect any better from a president of a country that is a contraband smuggler.

Le grand prix des élégances est ouvert, et le ton est donné: on ne reculera devant aucune calomnie, aucune bassesse.

Si le président Tadic reste assez mesuré dans ses propos, les autres politiciens, "radicaux" comme "modérés", semblent jouer à qui mettra le plus de fiel dans sa "défense du Kosovo" (mais pas des Kosovars). Ainsi Dragan Sormas, du Parti Démocrate (!) (oui, même eux!):
Representative from the Democratic Party, Dragan Sormaz, said that property should be confiscated from all who are from Montenegro because Montenegrins "love to educate themselves in Belgrade, and many of them have firms."
Le représentant du Parti Démocratique, Dragan Sormaz, a demandé la confiscations de tous les biens appartenant à des Monténégrins, car ceux-ci "apprécient de faire leur études à Belgrade, et beaucoup possèdent des entreprises [en Serbie]".

Vous avez bien lu: un élu "démocrate" réclame rien moins que la confiscation des propriétés de Monténégrins en Serbie! Les allusions "subtiles" à la façon dont les voisins du Monténégro aiment "profiter" de la Serbie, trouvent un écho plus franc et brutal dans les propos de Dragan Markovic Palma, de Serbie Unie, qui propose lui aussi l'expropriation des Monténégrins, en y ajoutant, pour faire bonne mesure, l'interdiction de l'espace aérien serbe aux officiels monténégrins et l'interruption des liaisons aériennes entre les deux pays:
"I am sure that 80% of Montenegro citizens does not think like its leadership. I requested that the airplanes no longer fly to Montenegro and to ban Montenegrin citizens from buying and owning property in Serbia," said Markovic.
Markovic says that relations with Montenegro must be frozen and that Serbia has been betrayed by those whom Serbia has fed for 50 years.

Quelle indécence! "Ceux que la Serbie a nourri pendant 50 ans" ont osé "trahir" la mère-patrie...

C'est par ce genre de réactions méprisantes devant les désaccords que les nationalistes serbes se sont mis à dos la plupart de leurs voisins. Le Monténégro, allié de toujours, est traité comme moins que rien lorsqu'il ose finalement prendre une direction différente de celle qu'attend de lui la Serbie. L'inégalité fondamentale de la relation Serbie-Monténégro ne pouvait pas mieux apparaître au grand jour: plutôt que d'être vu comme un égal et un allié, le Monténégro est placé dans un rapport de suzeraineté/vassalité. C'est précisément cette attitude paternaliste et hautaine des Serbes envers les Monténégrins qui est finalement venue à bout, lors du référendum de 2006, du dernier avatar de la Yougoslavie: l'union d'état de la Serbie et du Monténégro.
Les mots sont faciles, mais, toute compréhensible que soit la colère qu'ils expriment, ils ont un poids. Et un prix.

On a parfois d'ailleurs l'impression que les politiciens serbes se paient de mots, dans une sorte de double discours qui essaie de satisfaire et les nationalistes, et les pro-européens, et où le raccrochage aux mythes nationalistes permet d'éluder les véritables questions politiques et sociales. La Serbie aujourd'hui se place en position de victime, alors que son discours laisse encore entendre, presque inchangées, les dispositions politiques et spirituelles qui l'ont menée au bord de cette chute sans fin.

Heureusement, une partie de la jeunesse contestataire n'est visiblement pas dupe de ces grands mots lancés en l'air, qui finissent toujours par se résumer à un seul slogan: "Le Kosovo c'est la Serbie". En témoigne ce clip du collectif d'activistes et de graffiteurs Biro, "Kosovover":



Notez le détournement de slogan: "Ibiza je Srbija", "Ibiza c'est la Serbie!"...

Quant au Monténégro, il doit s'attendre à quelques turbulences: 30% de sa population est serbe, et il y a déjà un conflit amer et envenimé entre l'église "officielle" serbe orthodoxe, représentée à Cetinje par le très radical métropolite Amfilohije, qui est tout autant homme politique et agitateur qu'homme d'église, et sa scission "nationale", l'église monténégrine (les deux églises avaient été unifiées de force en 1920, et l'indépendance du Monténégro a conduit à l'émergence d'une nouvelle dissidence). Il y aura donc des remous, mais il n'y avait pas pour le Monténégro de choix tranquille: le sud du pays est habité par une significative minorité albanaise, dans la région d'Ulcinj, qui aurait à l'inverse fort mal réagi à une non-reconnaissance prolongée du Kosovo. Podgorica a donc fait le choix du réalisme et du pragmatisme, le choix de reconnaître les faits sur le terrain et l'inéluctabilité de l'indépendance kosovare, le choix d'un pari sur l'avenir, plutôt que d'une rumination du passé, fût-il glorieux... (ou moins glorieux, cf. les massacres d'Albanais lors de la conquête du Kosovo en 1912)

La Serbie, pays magnifique et souvent sous-estimé, possède toutes les ressources pour aller, elle aussi, de l'avant; il ne lui reste qu'à se libérer des séductions du mythe et du discours circulaire.

vendredi 10 octobre 2008

Quelques invisibles...

Hergé, l'auteur bruxellois qui a fait connaître au monde le jeune héros Tintin (auquel notre pays, la Syldavie, dut son salut dans les années 1930, lorsque le petit reporter belge mit en échec le putsz orchestré par la Bordurie), a manifesté dans Les bijoux de la Castafiore, une de ses oeuvres les plus abouties, une conscience peu commune de la situation faite aux "tziganes" et aux Rroms dans nos pays.

Si les clichés ne sont pas absents, le travail de Hergé est partculièrement fouillé, aussi bien d'un point de vue documentaire (la langue, les prénoms Rroms) que du point de vue des enjeux sociaux, de la relégation dont cette communauté est victime, et de la suspicion qui l'entoure (une fausse accusation envers les Rroms constitue l'un des moteurs de l'intrigue).

L'album s'ouvre sur une promenade champêtre, au cours de laquelle Tintin et Haddock tombent sur un campement tzigane installé en bordure d'une décharge publique. La première réaction du capitaine est une réaction de dédain: comment des gens peuvent-ils vivre ici? Un peu plus loin, nos deux héros rencontrent une petite fille du campement, qui prend peur et s'enfuit à leur vue. Elle se blesse dans sa fuite, et Tintin la soigne avant de la ramener au campement. Le capitaine apprend alors, de la bouche d'un des hommes de la communauté, qu'ils n'ont bien sûr pas choisi cet endroit: c'est le seul où la commune les a autorisés à s'arrêter.

Fiction? Cliché? Aujourd'hui, en France, après la loi Besson qui impose aux communes de plus de 2000 habitants d'aménager des aires d'arrêt pour les gens du voyage, il se trouve que celles-ci, quand elles sont mises en place (un grand nombre de communes se défilant devant cette obligation légale), sont installées loin des activités économiques et des écoles, dans des lieux peu accessibles, souvent coincés entre l'autoroute et la voie ferrée. Lanna Hollo, auteur d'un accablant rapport sur l'anti-tziganisme en France pour le compte de l'European Roma Rights Center, raconte ainsi que pour trouver les aires désignées ou les lieux de campement "tolérés", il lui suffisait en général, au cours de son enquête, de suivre les panneaux indiquant la déchetterie municipale: l'aire d'accueil pour les "gens du voyage" était en général à proximité.

Cette relégation dans des lieux excentrés, souvent pollués et difficiles d'accès, assure l'"invisibilité" de cette minorité et son effacement du paysage: à moins d'être éveillé au problème, et de repérer par exemple les campements depuis le train, on "oublie" leur existence, sauf lorsque ressurgit le discours populiste qui les assimile à la violence et à la délinquance. Les évacuations -violentes et destructrices- de campements "sauvages" se font en général à l'aube, dans l'indifférence générale.

Cette "bonne conscience" face au scandale de la relégation, Hergé la croque à travers la réaction outrée, incrédule ou inquiète des personnalités du village et du château (la gendarmerie, les commerçants, le majordome Nestor) lorsque le capitaine Haddock décide de les héberger sur un de ses terrains. La gendarmerie téléphone au capitaine pour l'en dissuader, avec cette bonne volonté terrible des bien-pensants qui, plus tard, lorsque la police soupçonnera à tort les "bohémiens" du vol des bijous, se transformera en grinçante Schadenfreude: "On vous l'avait bien dit!". La cruelle observation de Hergé fait mouche. Seul Tintin continue de croire à l'innocence des Rroms. La fin est amère: si la découverte des bijoux disculpe les Rroms, ceux-ci sont déjà loin, et aucune excuse ne leur sera faite. Il y a quelque chose de très sombre dans la façon dont Hergé suggère le caractère irréversible de l'injustice.

D'ailleurs, c'est sans doute involontaire mais le détail est piquant, on entrevoit derrière le gendarme qui téléphone à Haddock un des principaux outils de la relégation des Rroms: un plan en couleurs du zonage de la commune vient nous rappeler quel rôle tiennent les plans d'occupation des sols et les règlements municipaux dans la mise à l'écart des Rroms, auxquels on interdit de vivre dans leurs caravanes même sur leurs propres terrains.

La relégation dans l'invisibilité géographique entraîne comme conséquence la relégation scolaire (avec la meilleure volonté du monde, une scolarité suivie est impossible entre deux expulsions, et les communes font souvent blocage à l'inscription des enfants) et, bien sûr, sociale. Cette relégation touche même aux droits civiques élémentaires (obstacles techniques à l'exercice du droit de vote, surveillance spécifique et intrusive). Et cela sans compter les discriminations "ordinaires" et la violence policière. Même les "sédentarisés" sont relégués dans des immeubles HLM spécifiques, souvent les plus dégradés.

Tous ces éléments concourent à l'effacement de communautés qui, bien que discriminées, faisaient autrefois naturellement partie du paysage humain de la France, et qui disparaissent aujourd'hui aux regards. Feuilletant un ouvrage touristique sur la Savoie des années 50, j'ai été surpris d'y voir, parmi la galerie de portraits locaux -paysans, garçons vachers, danses folkloriques- un "vanneur" devant sa roulotte. Impensable, je crois, aujourd'hui, où l'invisibilité est la règle, et où la discrimination se poursuit loin des yeux, loin des votes.

L'Europe a d'autres "invisibles": les minorités (slaves, aroumaines, albanaises etc...) de Grèce dont l'état nie toujours l'existence, au point qu'un architecte, Sotiris Bletsas, s'est vu condamner en 2001 à quinze mois de prison (heureusement annulés en appel) pour diffusion de fausse information: il avait distribué une carte, produite par un organe européen reconnu, des minorités linguistiques de Grèce. Etant lui-même de langue aroumaine, Sotiris Bletsas devait-il considérer sa propre personne comme une "fausse information" de nature à porter atteinte à l'intégrité de la nation?
Autres "invisibles" méconnus, devenus apatrides par pur arbitraire bureaucratique: les "effacés" de Slovénie. La relégation, qu'elle passe par les papiers (ou l'absence de ceux-ci), ou par le cloisonnement de l'espace social et urbain, a encore de beaux jours devant elle. La lutte pour réintégrer ces "invisibles" dans la plénitude de leurs droits doit être un des grands chantiers européens.

Photo ci-dessus: mère et son enfant à Rome, photo Alessandro Zangrilli, source: Wikipedia.
Voir aussi: une page consacrée aux Bijoux de la Castafiore sur un blog de "voyageur".

De miel et de sang...

Tout à mes études de paléolinguistique syldave (laissant la sigillographie au professeur Halambique, bien plus érudit que moi...), je ne m'étais jamais plongé dans l'analyse du mot "Balkans", m'arrêtant à son étymologie directe et attestée: "balkan" désigne en turc une montagne boisée, ce qui correspond fort bien au versant bulgare de la chaîne qui structure la péninsule, des Carpathes au nord de la Grèce, de l'Albanie aux Alpes dinariques (sans oublier les Zmylpathes).


Mais l'oreille plus attentive décèlera dans ce simple mot deux autres mots turcs, qui semblent résumer la destinée de la région: "bal", le miel, et "kan", le sang. Comme si la sonorité même de son nom enfermait la région dans un destin fait de douceur de vivre et de conflits violents...

La douceur: le rythme de vie dans les cafés traditionnels, la parole qui prend son temps, les flâneries dans Sarajevo ou Belgrade, les étés de la côte croate, et les pâtisseries orientales héritées de l'empire ottoman - on trouve dans la Bascarsija d'excellents lokoums. Une dolce vita mêlée d'Italie et d'Orient. Du miel, vraiment.

La violence: au-delà de la chute tragique de la Yougoslavie, des siècles semble-t-il de batailles, de rivalités, peuple contre peuple, religion contre religion, clan contre clan. La loi du sang albanaise. La revanche serbe ruminée à travers le mythe du Champ des Merles (Kosovo Polje). La répression turque, dont témoigne encore la tour des crânes à Nis. Les massacres des guerres balkaniques, à la fin du XIXeme siècle et en 1912, quand les empires se partagent les dépouilles des territoires et dse peuples, et quand les jeunes nations nouvellement libres rêvent déjà de conquêtes et de vengeance. Du sang, vraiment.

Il est parfois tentant de "mythifier" et d'essentialiser cette histoire des Balkans "de miel et de sang", de soustraire la région à l'emprise de la raison: lieu de folie et de déraison, par nature, les Balkans et leurs guerres échapperaient à la logique et à la compréhension "occidentales". Ils seraient "ailleurs", et il suffirait de renoncer à comprendre, d'accepter le cycle implacable de la destinée et de la vengeance.

Cette vision des Balkans, au son des cuivres tsiganes de Kusturica, est folklorisée et tendancieuse. La dernière guerre des Balkans n'a pas eu lieu hors de la morale politique. Ses tenants et ses aboutissants, ses penseurs, ses théoriciens et ses criminels, sont connus. La masse des faits, des discours, des actes de guerre est certes touffue - elle n'en est pas moins déchiffrable, comme le montre le minutieux travail du Tribunal Pénal International pour l'ex-Yougoslavie, qui met en ligne sur son site des milliers de pages de documents et de transcripts. Nous n'avons pas assisté, entre 1990 et 1995 (1999, si l'on inclut la question du Kosovo), au déferlement d'une folie et d'une haine séculaires, forcément séculaires; mais au déploiement de plans politiques appuyés sur les mythes anciens. Maintenir encore le mythe de "haines séculaires" qui ne pouvaient que se terminer dans le sang, c'est valider la thèse des nationalistes, c'est donner raison à leur discours. "Vous comprenez, les Balkans, c'est particulier..."

Il faut dire aujourd'hui avec l'historien britannique Noël Malcolm (auteur d'une Histoire de la Bosnie et d'une Histoire du Kosovo): "Quelles haines ancestrales?"

La ligne d'opposition, aujourd'hui, passe entre des jeunes, des intellectuels, de simples citoyens résolus à aller de l'avant, à créer des sociétés ouvertes et avancées ou chacun a sa place, et des nationalistes arc-boutés sur des mythes réinventés, agitant les peurs et les mémoires blessées.

Le miel et le sang; non pas une fatalité, mais, aujourd'hui, un choix politique.

Chère Europe...


Un article bouleversant du quotidien espagnol El Pais aborde la situation des Rroms, tsiganes et gens du voyage en Italie, à travers les yeux d'une jeune Rrom roumaine de 12 ans, Rebecca Covaciu, qui vit à Milan avec a famille, et qui a remporté cette année à Gênes le Prix UNICEF - Caffé Shakerato pour des dessins racontant son quotidien: la mendicité, la foi religieuse, les agressions, les rafles policières, les expulsions et démolitions de camps...
Ses dessins font montre d'un talent déjà affirmé, et d'une belle sensibilité. Ils ont bouleversé l'Italie, au moment où toute une partie de l'opinion publique italienne se dresse avec violence contre les Rroms, exposés par ailleurs à des politiques et des pratiques policières véritablement discriminatoires.

Suite à la médiatisation de son histoire, Rebecca a d'ailleurs été violemment agressée en juin dernier à Milan, et son père (un pasteur pentecôtiste) a été tabassé quelques jours plus tard, semble-t-il par des policiers, qui lui ont dit qu'il avait eu tort de parler aux journalistes.

En France comme en Italie, la discrimination, les pratiques de relégation urbaine et sociale à l'égard des Rroms sont systématiques, ainsi que le déni de leurs droits élémentaires de citoyens européens, et la violence policière fait partie du quotidien de la communauté. Ainsi, à Lille, un groupe de Rroms a été expulsé deux fois en quinze jours, toujours à l'aube. Comment dans ces conditions maintenir la scolarisation des enfants?

La comparaison, de la part des journalistes, entre Rebecca et Anne Franck, est un peu facile et agaçante, ne serait-ce que parce que Rebecca, elle, est encore vivante, et qu'il y a encore un avenir devant elle - qui dépendra largement des politiques que nous, citoyens européens, adopterons à l'égard d'autres citoyens européens - les Rroms, Yéniches, Manouches, Sintis etc., présents sur le continent depuis le Moyen-Age.

Mais du moins le vibrant appel de Rebecca à l'Europe, et l'émotion qui traverse ses dessins, nous met-elle face à la terrible réalité de pratiques qu'en tant qu'électeurs nous sanctionnons, acceptons, voire appelons de nos voeux. Puisse le regard singulier de la jeune Rebecca ouvrir quelques yeux...

Et si malgré tout vous doutiez encore de la gravité de la situation, deux chiffres pour conclure: l'espérance de vie des "zingari" en Italie est tombée à 35 ans, avec un mortalité infantile 15 fois supérieure à la moyenne nationale.

Pour suivre les deniers développements sur le sujet:
EveryOne Group, l'ONG qui a pris sous son aile la famille de Rebecca (en anglais et italien)
La voix des Rroms (en français)

Un voyage vers l'Orient... pour le prix d'un ticket de bus.

Les autobus de Prishtina, la capitale du nouvel état kosovar, ont ceci de dépaysant, m'a-t-on raconté, qu'ils ont gardé la signalétique de grandes villes européennes, et qu'on y trouve les plans de lignes de Paris ou de Berlin, de sorte que l'on s'y prendrait à fantasmer de descendre à la Concorde ou sur l'Alexander-Platz... Cette étrange collision spatiale provient, tout simplement, du fait que ces bus ont été récupérés parmi les véhicules mis au rebut, "donnés" par les compagnies de transports de pays impliqués dans la reconstruction du Kosovo.

Le guide Fodor de 1966 signale d'ailleurs le même phénomène de "dépaysement" à Sarajevo, où circulaient alors des bus londoniens d'occasion...

Pour rêver d'autres voyages, et de raccourcis spatio-temporels entre l'Occident et l'Orient, voici une vidéo de la chanteuse kosovare Edona Llalloshi, où se mêlent, à la faveur d'une panne d'autobus, les rythmes de l'Est et de l'Ouest:



L'air de rien, cette petite vidéo raconte beaucoup des Balkans, des influences qui ont traversé la région et l'ont modelée, et du quotidien parfois difficile de ces pays en transition, que l'on entrevoit ici, sans trop de discours ni d'insistance, à travers l'échantillon humain que réunit un trajet en bus...

La musique ici prend toute sa valeur de trait d'union entre le passé et l'avenir, entre les classes sociales, dans un pays "vieux-nouveau" à reconstruire en préservant certaines mélodies du passé...

Comment dit-on "victoire à la Pyrrhus" en serbe?


La Serbie a cru gagner une bataille cruciale mercredi, en obtenant de l'assemblée générale de l'ONU un vote demandant à la Cour Internationale de Justice de La Haye de se prononcer sur la légalité de l'indépendance du Kosovo.

Cependant, quelle qu'elle soit, la décision de la cour restera consultative, et ne constituera qu'un jugement moral et légal, sans portée pratique.
La Serbie espérait, par cette démarche, dissuader de nouveaux pays de reconnaître le Kosovo... Eh bien, c'est raté: en trois jours, trois nouveaux pays ont reconnu l'indépendance de l'ex-province serbe: le Portugal, le Monténégro (qui avait voté mercredi en faveur de la résolution serbe à l'ONU) et la Macédoine...

Malheureusement, la démarche serbe retarde l'adhésion du Kosovo au FMI, cruciale pour amorcer le redressement économique du pays. Mais la décision de l'Union Européenne d'augmenter de 122 millions d'euros son aide au Kosovo, dans la cadre d'un accord de pré-adhésion annoncé hier par le Commissaire à l'élargissement Olli Rehn, devrait permettre au plus jeune état d'Europe de patienter.
La décision du Monténégro, longtemps allié et vassal de la Serbie, est particulièrement difficile à avaler pour les nationalistes serbes, comme l'est, ultime camouflet d'une semaine riche en rebondissements diplomatiques, l'attribution du prix Nobel de la paix au finlandais Martti Athisaari, qui fut médiateur pour l'ONU et l'UE au Kosovo: ses prises de position en faveur d'une "indépendance encadrée" pour le Kosovo lui ont valu d'être fréquemment comparé à Hitler dans les tabloïds serbes.

Ce prix Nobel vient récompenser la "diplomatie tranquille" d'un homme qui a toujours cherché à équilibrer l'idéal politique et les faits du terrain: une attitude pragmatique, mais sans cynisme, dont les Balkans ont grandement besoin.
Plutôt que de s'enfermer dans un combat sans issue pour le retour du Kosovo au sein de la Serbie (une option aujourd'hui refusée par la totalité de la majorité albanaise du Kosovo), la Serbie ferait bien de se préoccuper en priorité du bien-être des Serbes du Kosovo, en défendant leur droit à vivre et à prospérer, en tant que minorité protégée, au sein du nouvel état.

Si la situation des droits de l'homme au Kosovo reste "insatisfaisante" selon l'ombudsman du Kosovo, Hilmi Jashari, un récent rapport européen a constaté une nette amélioration de la situation quotidienne des Serbes du Kosovo, les Albanais craignant moins désormais une remise en cause de leur indépendance, et ne percevant plus la minorité serbe comme une menace.
Le principal problème auquel doivent faire face les Serbes du Kosovo est celui du chômage, qui frappe également fortement les Albanais.

Je laisserai le mot de la fin à Martti Ahtisaari, qui promet dans une interview à la BBC un "brillant avenir" au Kosovo. La Syldavie s'en réjouit et s'associe pleinement à ce souhait!

Sarajevo, ou le temps retrouvé, peut-être?

J'ai dressé dans de précédentes notes un constat amer et attristé de l'état de Sarajevo aujourd'hui, loin de son mythe, loin de ses rêves.

Je ne voudrais pas toutefois que l'on s'y méprenne. Sarajevo reste Sarajevo - vibrante, émouvante, inoubliable, animée d'un souffle qui ne s'éteindra pas facilement, un souffle qui a traversé, depuis le XVIe siècle, destructions, incendies et sièges.

La crise d'identité que la ville traverse doit trouver des solutions politiques, éducatives, pour déserrer le carcan nationaliste et laisser la ville respirer plus largement.

En hommage à l'esprit d'une Sarajevo rêvée -qui fut peut-être, et qui sera si nous le désirons-, une belle chanson de Dino Merlin et Hari Varesanovic (du groupe Hari Mata Hari), où musiciens, danseurs, mariés, roms, accordéons, étudiants, marchande de journaux, ouvriers, moines franciscains, derviches et imams investissent les ruelles de la Bascarsija, le vieux marché turc:

Sarajevo: à la recherche du temps perdu

Un article d'Ahmed Buric dans Oslobodenje ("Libération", le légendaire journal sarajévien qui a maintenu à bout de bras, au cours des trois années qu'a duré le siège de la ville, le rêve d'une Bosnie fraternelle et multiethnique), dresse à l'issue des dernières élections locales un constat terriblement amer: "Dix-huit ans d'élections démocratiques, dix-huit ans de perdus" (traduction de Mariama Cottrant pour Le Courrier des Balkans).

Il est vrai que l'actualité de la capitale bosnienne incite à l'amertume, à la tristesse. La division et la tension interethnique n'y sont certes pas aussi évidents, aussi inscrits dans le territoire urbain qu'à Mostar par exemple. Toutefois, et malgré des succès évidents dans le domaine culturel (le festival du film de Sarajevo, la librairie-café Buybook), la capitale fédérale de la Bosnie-et-Herzégovine n'a jamais pu retrouver son atmosphère cosmopolite d'antant, dont attestent encore les monument religieux du centre-ville: église orthodoxe du synode, vieille église serbe, cathédrale catholique, ancien temple protestant (aujourd'hui académie des beaux-arts), église franciscaine, mosquées nombreuses et de toutes dimensions, synagogues sépharades et ashkénazes...

Aujourd'hui musulmane à 90%, Sarajevo est nostalgique de son passé multiculturel. Aujourd'hui les Serbes ont déplacé leur pouvoir politique à Banja Luka (préalablement purgée des traces de son passé musulman). La division du territoire semble inexorable, et cette réalité assèche la capitale, la privant des sources vives de son cosmopolitisme. Toute la politique se joue sur des lignes ethniques.

Alan Little, de la BBC, y voit un paradoxe tragique: la victoire de l'idée portée par les Mladic et les Karadzic, alors même que les criminels qui ont pensé et mené à bien ce plan comparaissent devant le justice internationale.

Aujourd'hui l'intolérance marque des points au coeur même du symbole sarajévien: l'annulation du premier festival gay et lesbien, après une attaque violente par un groupe de militants islamistes, tire la sonnette d'alarme. Les enfants serbes ou de couples mixtes sont confrontés au harcèlement dans les écoles.

Il devient clair qu'il faudra repenser le système politique et le système éducatif. Remettre en cause, également, un protectorat international qui fossilise la vie politique tout autant qu'il la protège, mettant sous cloche en quelque sorte les éléments les plus sclérosés de la structure politique du pays: si la tutelle internationale a sans doute servi à éviter de nouvelles violences, elle bloque également aujourd'hui toute évolution positive.

Il faudrait également aujourd'hui replacer le cosmopolitisme sarajévien dans une claire perspective d'intégration européenne, sans quoi le "temps perdu" risque de se cristalliser en perte irréparable, et les nouvelles constructions identitaires risquent de se figer sur des lignes arrêtées, de tracer de nouvelles lignes de front, des tranchées spirituelles.

Un clip de Dubioza Kolektiv met en musique et en image cette tension entre dépression politique et espérance en un avenir à recontruire... L'enfermement dans un espace confiné y est conjuré par les ondoiements fluides des corps dansants, et par des échappées vers la lumière du jour filtrant à travers la plafond, vers lequel, sur un sample électrisant de 'oud oriental, la caméra tente de s'envoler, hésitante et incertaine, comme un papillon attiré par une lampe:

mercredi 8 octobre 2008

Architecture(s) des Balkans: nouvelles formes


Quand Bâle rime avec Balkans! Une exposition s'attache à déceler les nouvelles formes urbaines et architecturales des Balkans: du 8 octobre au 28 décembre 2008, le SAM (musée suisse d'architecture) de la métropole rhénane mettra à l'honneur les métamorphoses contemporaines de la ville balkanique, de Prishtina à Kotor, de Zagreb à Belgrade et Tirana. Toutes les informations sur le site Dexigner. Si la Syldavie malheureusement n'est pas au rendez-vous, les problématiques abordées par l'exposition concernent toute la région balkanique... et au-delà: ce qui se cherche et s'invente dans les Balkans, c'est aussi les forces vives de l'Europe à construire, notre Europe.

Ah, Tirana, Tirana... mais... Tirana!

Tirana en 1997, au moment de l'effondrement du système financier pyramidal, ressemblait à un champ de ruines: infrastructures en ruines, parcs et jardins squattés, espace public inexistant ou inutilisable.

Edi Rama, le maire de la ville, artiste de profession et ancien basketteur, s'est rendu célèbre à travers une opération de "chirurgie réparatrice" audacieuse, en faisant repeindre de couleurs vives et bariolées les façades de la ville. Un action qu'il revendique, non comme un acte esthétique, mais comme un acte politique: il s'agissait, avec un budget réduit à presque rien, de faire comprendre d'une façon sensible, immédiate à une population désespérée que la politique pouvait transformer la ville.

Ce "manifeste" au ripolin s'est ainsi accompagné d'un travail de fond pour rénover les infrastructures et rendre aux citoyens un espace public "privatisé" au fil des ans: la démolition, sans exception, des innombrables constructions illégales ne s'est pas faite sans amères controverses, mais les parcs et les boulevards sont aujourd'hui rendus aux promeneurs, les terrasses de café ont fleuri au centre-ville...
"Tirona", comme la chante le groupe de hip-hop West Side Family, est un noeud de contradictions, entre misère et dolce vita, entre mafias et démocratie.
Edi Rama, le maire, intervient dans le clip, dans son propre rôle et avec ses célèbres chemises violettes... Les statues réalistes-socialistes, animées d'un souffle nouveau, rappellent d'aillleurs que son père fut un sculpteur officiel du régime d'Enver Hoxha.

Bien plus qu'une simple mise en musique de la propagande électorale, "Tirona" souligne les paradoxes, sans rien nier des bas-fonds où se trafiquent sexe, drogue et armes, mais en laissant filtrer des images lumineuses, des sourires, des espoirs:



Pour compléter: un portrait d'Edi Rama réalisé par European Stability Initiative.

Comment peut-on être Syldave?

Qu'est-ce que la Syldavie? La Syldavie est une marge, un interstice dans nos identités et nos géographies compactes, un léger décalage qui révèle de nouvelles frontières, les "bordures" mouvantes de notre histoire.
Le paysage syldave s'ancre dans le Sud-Est balkanique de l'Europe, avec une précision de ligne qui trahit la minutie documentaire d'Hergé: empruntant à l'ancienne Yougoslavie, à la Roumanie et à la Bulgarie, l'auteur de Tintin dessine des reliefs karstiques qui rappellent les Alpes dinariques, des toîts méditerranéens de tuiles rouges, les pauvres minarets ottomans des villages de Bosnie. La capitale, comme Belgrade ou Ljublijana, évoque déjà l'Autriche-Hongrie, ses palais et ses lustres. Le pélican du drapeau hésite entre l'aigle albanais et l'aigle serbe.
Le paysage syldave, pourrait-on dire avec le sourire du paradoxe, flotte avec précision.

Notre Hymne

C'est le coeur frémissant d'émotion que Sa Majesté le roi de Syldavie, Muskar XII, s'est rendu à l'Opéra de Bordeaux pour entendre une interprétation exceptionnelle de l'hymne syldave:



Ce récital marque un jour important pour l'amitié entre nos deux pays!

mardi 7 octobre 2008

Sarajevo Insurrection

C'est à travers l'excellent site du think tank ESI (European Stability Initiative) que je découvre Dubioza Kolektiv, un groupe contestataire sarajévien:



Petit décryptage à la volée: les diverses figures en trois exemplaires, et le dragon à trois têtes, représentent l'actuel système politique bosnien, et sa triple présidence collégiale (bosniaque, croate et serbe); l'édifice que le dragon attaque (la tour de verre) est le parlement de Bosnie-et-Herzégovine à Sarajevo. La carte multicolore qui sert de toile de fond montre le découpage ethnique de la Bosnie à l'issue des accords de Dayton: on y voit les deux entités, dont la Republika Srpska en rouge, et la Fédération avec ses cantons à majorité ethnique.

Le groupe exprime sa frustration du maintien d'un système qui est au fond la validation d'un nettoyage ethnique (la ligne inter-entités correspond à la ligne de front au moment des accords, pas vraiment à une réalité démographique pré-existante).

Ce qui est terriblement frustrant pour les Bosniens non-nationalistes, c'est que ce système déplace tout le jeu politique au niveau ethnique, et qu'il est très difficile de promouvoir une vie politique plus large.

A l'heure actuelle par exemple, un seul parti politique (social-démocrate) fonctionne dans les deux entités à la fois, tous les autres partis sont intra-entités (Republika Srpska ou Fédération) ou intra-communautés (serbes, bosniaques ou croates), ce qui limite les possibilités d'une politique sociale-démocrate cadrée sur l'intérêt général de la Bosnie dans sa totalité et non pas sur l'intérêt seulement "entitaire" ou identitaire...

A l'époque de Dayton évidemment, cette solution de découpage territorial est venue arrêter une campagne massive de déracinement des populations et de génocide, et toute autre proposition (laisser les chefs de guerre serbe pousser encore les lignes?) était pire. Je renvoie ici à l'hallucinante interview d'un dirigeant serbe de Bosnie (toujours maire de Trebinje je crois) où il raconte comment il s'est entendu avec un dirigeant croate sur un partage de la Bosnie entre la Serbie et la Croatie. Les deux hommes tombent assez vite d'accord sur la frontière "naturelle" de la rivière Neretva, et le Croate demande alors: "Mais, et les Musulmans?". A quoi le Serbe répond qu'à ce "demi-peuple" appartient l'espace entre les deux: DANS la Neretva. Les deux hommes rient et reprennent du café.

Dayton a mis un coup d'arrêt à ce genre d'ambition, tout en les validant jusqu'à un certain point; et le jeu politique bosnien en reste prisonnier. Et le maintien d'un "protectorat" international ne fait malheureusement que renforcer cette sclérose.

Dans la même ligne de réflexion, un article d'Allan Little, de la BBC, dénonce l'héritage politique de Karadzic dans cette Bosnie divisée, fragmentée, ethnicisée:
Karadzic's broken Bosnia remains

L'amertume de cette conclusion éclaire largement le discours et les raccourcis visuels désabusés de Dubioza Kolektiv au sujet des élections. Leur radicalité n'est pas nihiliste: elle cherche a bousculer un système bloqué.