On peut comprendre, donc, un certain sentiment de trahison, même si l'image, reprise en chœur par les dignitaires religieux et les politiciens, du "coup de poignard dans le dos", évoque les discours populistes d'une bien noire époque (l'entre-deux-guerres en Allemagne, où les attaques virulentes contre la social-démocratie de la république de Weimar, pareillement qualifiée de "traître", firent le lit du nazisme). Jusqu'à un certain point, il faut faire droit à la sincérité de la colère, de la frustration, de la déception de Belgrade envers Podgorica.
Mais ce qui n'est pas compréhensible, pas acceptable, c'est la surenchère méprisable à laquelle se livrent depuis hier les politiciens de Belgrade. Méprisable, parce que méprisante. Un coup d'oeil sur le site d'information "patriotique" serbe Serbianna annonce d'emblée la couleur, avec dès la page d'accueil, ce titre et surtout ce sous-titre:
Reactions to Montenegro recognition.
Many did not expect any better from a president of a country that is a contraband smuggler.
Le grand prix des élégances est ouvert, et le ton est donné: on ne reculera devant aucune calomnie, aucune bassesse.
Si le président Tadic reste assez mesuré dans ses propos, les autres politiciens, "radicaux" comme "modérés", semblent jouer à qui mettra le plus de fiel dans sa "défense du Kosovo" (mais pas des Kosovars). Ainsi Dragan Sormas, du Parti Démocrate (!) (oui, même eux!):
Representative from the Democratic Party, Dragan Sormaz, said that property should be confiscated from all who are from Montenegro because Montenegrins "love to educate themselves in Belgrade, and many of them have firms."
Le représentant du Parti Démocratique, Dragan Sormaz, a demandé la confiscations de tous les biens appartenant à des Monténégrins, car ceux-ci "apprécient de faire leur études à Belgrade, et beaucoup possèdent des entreprises [en Serbie]".
Vous avez bien lu: un élu "démocrate" réclame rien moins que la confiscation des propriétés de Monténégrins en Serbie! Les allusions "subtiles" à la façon dont les voisins du Monténégro aiment "profiter" de la Serbie, trouvent un écho plus franc et brutal dans les propos de Dragan Markovic Palma, de Serbie Unie, qui propose lui aussi l'expropriation des Monténégrins, en y ajoutant, pour faire bonne mesure, l'interdiction de l'espace aérien serbe aux officiels monténégrins et l'interruption des liaisons aériennes entre les deux pays:
"I am sure that 80% of Montenegro citizens does not think like its leadership. I requested that the airplanes no longer fly to Montenegro and to ban Montenegrin citizens from buying and owning property in Serbia," said Markovic.
Markovic says that relations with Montenegro must be frozen and that Serbia has been betrayed by those whom Serbia has fed for 50 years.
Quelle indécence! "Ceux que la Serbie a nourri pendant 50 ans" ont osé "trahir" la mère-patrie...
C'est par ce genre de réactions méprisantes devant les désaccords que les nationalistes serbes se sont mis à dos la plupart de leurs voisins. Le Monténégro, allié de toujours, est traité comme moins que rien lorsqu'il ose finalement prendre une direction différente de celle qu'attend de lui la Serbie. L'inégalité fondamentale de la relation Serbie-Monténégro ne pouvait pas mieux apparaître au grand jour: plutôt que d'être vu comme un égal et un allié, le Monténégro est placé dans un rapport de suzeraineté/vassalité. C'est précisément cette attitude paternaliste et hautaine des Serbes envers les Monténégrins qui est finalement venue à bout, lors du référendum de 2006, du dernier avatar de la Yougoslavie: l'union d'état de la Serbie et du Monténégro.
Les mots sont faciles, mais, toute compréhensible que soit la colère qu'ils expriment, ils ont un poids. Et un prix.
On a parfois d'ailleurs l'impression que les politiciens serbes se paient de mots, dans une sorte de double discours qui essaie de satisfaire et les nationalistes, et les pro-européens, et où le raccrochage aux mythes nationalistes permet d'éluder les véritables questions politiques et sociales. La Serbie aujourd'hui se place en position de victime, alors que son discours laisse encore entendre, presque inchangées, les dispositions politiques et spirituelles qui l'ont menée au bord de cette chute sans fin.
Heureusement, une partie de la jeunesse contestataire n'est visiblement pas dupe de ces grands mots lancés en l'air, qui finissent toujours par se résumer à un seul slogan: "Le Kosovo c'est la Serbie". En témoigne ce clip du collectif d'activistes et de graffiteurs Biro, "Kosovover":
Notez le détournement de slogan: "Ibiza je Srbija", "Ibiza c'est la Serbie!"...
Quant au Monténégro, il doit s'attendre à quelques turbulences: 30% de sa population est serbe, et il y a déjà un conflit amer et envenimé entre l'église "officielle" serbe orthodoxe, représentée à Cetinje par le très radical métropolite Amfilohije, qui est tout autant homme politique et agitateur qu'homme d'église, et sa scission "nationale", l'église monténégrine (les deux églises avaient été unifiées de force en 1920, et l'indépendance du Monténégro a conduit à l'émergence d'une nouvelle dissidence). Il y aura donc des remous, mais il n'y avait pas pour le Monténégro de choix tranquille: le sud du pays est habité par une significative minorité albanaise, dans la région d'Ulcinj, qui aurait à l'inverse fort mal réagi à une non-reconnaissance prolongée du Kosovo. Podgorica a donc fait le choix du réalisme et du pragmatisme, le choix de reconnaître les faits sur le terrain et l'inéluctabilité de l'indépendance kosovare, le choix d'un pari sur l'avenir, plutôt que d'une rumination du passé, fût-il glorieux... (ou moins glorieux, cf. les massacres d'Albanais lors de la conquête du Kosovo en 1912)
La Serbie, pays magnifique et souvent sous-estimé, possède toutes les ressources pour aller, elle aussi, de l'avant; il ne lui reste qu'à se libérer des séductions du mythe et du discours circulaire.
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