Un article d'Ahmed Buric dans Oslobodenje ("Libération", le légendaire journal sarajévien qui a maintenu à bout de bras, au cours des trois années qu'a duré le siège de la ville, le rêve d'une Bosnie fraternelle et multiethnique), dresse à l'issue des dernières élections locales un constat terriblement amer: "Dix-huit ans d'élections démocratiques, dix-huit ans de perdus" (traduction de Mariama Cottrant pour Le Courrier des Balkans).
Il est vrai que l'actualité de la capitale bosnienne incite à l'amertume, à la tristesse. La division et la tension interethnique n'y sont certes pas aussi évidents, aussi inscrits dans le territoire urbain qu'à Mostar par exemple. Toutefois, et malgré des succès évidents dans le domaine culturel (le festival du film de Sarajevo, la librairie-café Buybook), la capitale fédérale de la Bosnie-et-Herzégovine n'a jamais pu retrouver son atmosphère cosmopolite d'antant, dont attestent encore les monument religieux du centre-ville: église orthodoxe du synode, vieille église serbe, cathédrale catholique, ancien temple protestant (aujourd'hui académie des beaux-arts), église franciscaine, mosquées nombreuses et de toutes dimensions, synagogues sépharades et ashkénazes...
Aujourd'hui musulmane à 90%, Sarajevo est nostalgique de son passé multiculturel. Aujourd'hui les Serbes ont déplacé leur pouvoir politique à Banja Luka (préalablement purgée des traces de son passé musulman). La division du territoire semble inexorable, et cette réalité assèche la capitale, la privant des sources vives de son cosmopolitisme. Toute la politique se joue sur des lignes ethniques.
Alan Little, de la BBC, y voit un paradoxe tragique: la victoire de l'idée portée par les Mladic et les Karadzic, alors même que les criminels qui ont pensé et mené à bien ce plan comparaissent devant le justice internationale.
Aujourd'hui l'intolérance marque des points au coeur même du symbole sarajévien: l'annulation du premier festival gay et lesbien, après une attaque violente par un groupe de militants islamistes, tire la sonnette d'alarme. Les enfants serbes ou de couples mixtes sont confrontés au harcèlement dans les écoles.
Il devient clair qu'il faudra repenser le système politique et le système éducatif. Remettre en cause, également, un protectorat international qui fossilise la vie politique tout autant qu'il la protège, mettant sous cloche en quelque sorte les éléments les plus sclérosés de la structure politique du pays: si la tutelle internationale a sans doute servi à éviter de nouvelles violences, elle bloque également aujourd'hui toute évolution positive.
Il faudrait également aujourd'hui replacer le cosmopolitisme sarajévien dans une claire perspective d'intégration européenne, sans quoi le "temps perdu" risque de se cristalliser en perte irréparable, et les nouvelles constructions identitaires risquent de se figer sur des lignes arrêtées, de tracer de nouvelles lignes de front, des tranchées spirituelles.
Un clip de Dubioza Kolektiv met en musique et en image cette tension entre dépression politique et espérance en un avenir à recontruire... L'enfermement dans un espace confiné y est conjuré par les ondoiements fluides des corps dansants, et par des échappées vers la lumière du jour filtrant à travers la plafond, vers lequel, sur un sample électrisant de 'oud oriental, la caméra tente de s'envoler, hésitante et incertaine, comme un papillon attiré par une lampe:
Turquie : l'étrange île de la démocratie et des libertés
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