Hergé, l'auteur bruxellois qui a fait connaître au monde le jeune héros Tintin (auquel notre pays, la Syldavie, dut son salut dans les années 1930, lorsque le petit reporter belge mit en échec le putsz orchestré par la Bordurie), a manifesté dans Les bijoux de la Castafiore, une de ses oeuvres les plus abouties, une conscience peu commune de la situation faite aux "tziganes" et aux Rroms dans nos pays.
Si les clichés ne sont pas absents, le travail de Hergé est partculièrement fouillé, aussi bien d'un point de vue documentaire (la langue, les prénoms Rroms) que du point de vue des enjeux sociaux, de la relégation dont cette communauté est victime, et de la suspicion qui l'entoure (une fausse accusation envers les Rroms constitue l'un des moteurs de l'intrigue).
L'album s'ouvre sur une promenade champêtre, au cours de laquelle Tintin et Haddock tombent sur un campement tzigane installé en bordure d'une décharge publique. La première réaction du capitaine est une réaction de dédain: comment des gens peuvent-ils vivre ici? Un peu plus loin, nos deux héros rencontrent une petite fille du campement, qui prend peur et s'enfuit à leur vue. Elle se blesse dans sa fuite, et Tintin la soigne avant de la ramener au campement. Le capitaine apprend alors, de la bouche d'un des hommes de la communauté, qu'ils n'ont bien sûr pas choisi cet endroit: c'est le seul où la commune les a autorisés à s'arrêter.
Fiction? Cliché? Aujourd'hui, en France, après la loi Besson qui impose aux communes de plus de 2000 habitants d'aménager des aires d'arrêt pour les gens du voyage, il se trouve que celles-ci, quand elles sont mises en place (un grand nombre de communes se défilant devant cette obligation légale), sont installées loin des activités économiques et des écoles, dans des lieux peu accessibles, souvent coincés entre l'autoroute et la voie ferrée. Lanna Hollo, auteur d'un accablant rapport sur l'anti-tziganisme en France pour le compte de l'European Roma Rights Center, raconte ainsi que pour trouver les aires désignées ou les lieux de campement "tolérés", il lui suffisait en général, au cours de son enquête, de suivre les panneaux indiquant la déchetterie municipale: l'aire d'accueil pour les "gens du voyage" était en général à proximité.
Cette relégation dans des lieux excentrés, souvent pollués et difficiles d'accès, assure l'"invisibilité" de cette minorité et son effacement du paysage: à moins d'être éveillé au problème, et de repérer par exemple les campements depuis le train, on "oublie" leur existence, sauf lorsque ressurgit le discours populiste qui les assimile à la violence et à la délinquance. Les évacuations -violentes et destructrices- de campements "sauvages" se font en général à l'aube, dans l'indifférence générale.
Cette "bonne conscience" face au scandale de la relégation, Hergé la croque à travers la réaction outrée, incrédule ou inquiète des personnalités du village et du château (la gendarmerie, les commerçants, le majordome Nestor) lorsque le capitaine Haddock décide de les héberger sur un de ses terrains. La gendarmerie téléphone au capitaine pour l'en dissuader, avec cette bonne volonté terrible des bien-pensants qui, plus tard, lorsque la police soupçonnera à tort les "bohémiens" du vol des bijous, se transformera en grinçante Schadenfreude: "On vous l'avait bien dit!". La cruelle observation de Hergé fait mouche. Seul Tintin continue de croire à l'innocence des Rroms. La fin est amère: si la découverte des bijoux disculpe les Rroms, ceux-ci sont déjà loin, et aucune excuse ne leur sera faite. Il y a quelque chose de très sombre dans la façon dont Hergé suggère le caractère irréversible de l'injustice.
D'ailleurs, c'est sans doute involontaire mais le détail est piquant, on entrevoit derrière le gendarme qui téléphone à Haddock un des principaux outils de la relégation des Rroms: un plan en couleurs du zonage de la commune vient nous rappeler quel rôle tiennent les plans d'occupation des sols et les règlements municipaux dans la mise à l'écart des Rroms, auxquels on interdit de vivre dans leurs caravanes même sur leurs propres terrains.
La relégation dans l'invisibilité géographique entraîne comme conséquence la relégation scolaire (avec la meilleure volonté du monde, une scolarité suivie est impossible entre deux expulsions, et les communes font souvent blocage à l'inscription des enfants) et, bien sûr, sociale. Cette relégation touche même aux droits civiques élémentaires (obstacles techniques à l'exercice du droit de vote, surveillance spécifique et intrusive). Et cela sans compter les discriminations "ordinaires" et la violence policière. Même les "sédentarisés" sont relégués dans des immeubles HLM spécifiques, souvent les plus dégradés.
Tous ces éléments concourent à l'effacement de communautés qui, bien que discriminées, faisaient autrefois naturellement partie du paysage humain de la France, et qui disparaissent aujourd'hui aux regards. Feuilletant un ouvrage touristique sur la Savoie des années 50, j'ai été surpris d'y voir, parmi la galerie de portraits locaux -paysans, garçons vachers, danses folkloriques- un "vanneur" devant sa roulotte. Impensable, je crois, aujourd'hui, où l'invisibilité est la règle, et où la discrimination se poursuit loin des yeux, loin des votes.
L'Europe a d'autres "invisibles": les minorités (slaves, aroumaines, albanaises etc...) de Grèce dont l'état nie toujours l'existence, au point qu'un architecte, Sotiris Bletsas, s'est vu condamner en 2001 à quinze mois de prison (heureusement annulés en appel) pour diffusion de fausse information: il avait distribué une carte, produite par un organe européen reconnu, des minorités linguistiques de Grèce. Etant lui-même de langue aroumaine, Sotiris Bletsas devait-il considérer sa propre personne comme une "fausse information" de nature à porter atteinte à l'intégrité de la nation?
Autres "invisibles" méconnus, devenus apatrides par pur arbitraire bureaucratique: les "effacés" de Slovénie. La relégation, qu'elle passe par les papiers (ou l'absence de ceux-ci), ou par le cloisonnement de l'espace social et urbain, a encore de beaux jours devant elle. La lutte pour réintégrer ces "invisibles" dans la plénitude de leurs droits doit être un des grands chantiers européens.
Photo ci-dessus: mère et son enfant à Rome, photo Alessandro Zangrilli, source: Wikipedia.
Voir aussi: une page consacrée aux Bijoux de la Castafiore sur un blog de "voyageur".
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