Tout à mes études de paléolinguistique syldave (laissant la sigillographie au professeur Halambique, bien plus érudit que moi...), je ne m'étais jamais plongé dans l'analyse du mot "Balkans", m'arrêtant à son étymologie directe et attestée: "balkan" désigne en turc une montagne boisée, ce qui correspond fort bien au versant bulgare de la chaîne qui structure la péninsule, des Carpathes au nord de la Grèce, de l'Albanie aux Alpes dinariques (sans oublier les Zmylpathes).
Mais l'oreille plus attentive décèlera dans ce simple mot deux autres mots turcs, qui semblent résumer la destinée de la région: "bal", le miel, et "kan", le sang. Comme si la sonorité même de son nom enfermait la région dans un destin fait de douceur de vivre et de conflits violents...
La douceur: le rythme de vie dans les cafés traditionnels, la parole qui prend son temps, les flâneries dans Sarajevo ou Belgrade, les étés de la côte croate, et les pâtisseries orientales héritées de l'empire ottoman - on trouve dans la Bascarsija d'excellents lokoums. Une dolce vita mêlée d'Italie et d'Orient. Du miel, vraiment.
La violence: au-delà de la chute tragique de la Yougoslavie, des siècles semble-t-il de batailles, de rivalités, peuple contre peuple, religion contre religion, clan contre clan. La loi du sang albanaise. La revanche serbe ruminée à travers le mythe du Champ des Merles (Kosovo Polje). La répression turque, dont témoigne encore la tour des crânes à Nis. Les massacres des guerres balkaniques, à la fin du XIXeme siècle et en 1912, quand les empires se partagent les dépouilles des territoires et dse peuples, et quand les jeunes nations nouvellement libres rêvent déjà de conquêtes et de vengeance. Du sang, vraiment.
Il est parfois tentant de "mythifier" et d'essentialiser cette histoire des Balkans "de miel et de sang", de soustraire la région à l'emprise de la raison: lieu de folie et de déraison, par nature, les Balkans et leurs guerres échapperaient à la logique et à la compréhension "occidentales". Ils seraient "ailleurs", et il suffirait de renoncer à comprendre, d'accepter le cycle implacable de la destinée et de la vengeance.
Cette vision des Balkans, au son des cuivres tsiganes de Kusturica, est folklorisée et tendancieuse. La dernière guerre des Balkans n'a pas eu lieu hors de la morale politique. Ses tenants et ses aboutissants, ses penseurs, ses théoriciens et ses criminels, sont connus. La masse des faits, des discours, des actes de guerre est certes touffue - elle n'en est pas moins déchiffrable, comme le montre le minutieux travail du Tribunal Pénal International pour l'ex-Yougoslavie, qui met en ligne sur son site des milliers de pages de documents et de transcripts. Nous n'avons pas assisté, entre 1990 et 1995 (1999, si l'on inclut la question du Kosovo), au déferlement d'une folie et d'une haine séculaires, forcément séculaires; mais au déploiement de plans politiques appuyés sur les mythes anciens. Maintenir encore le mythe de "haines séculaires" qui ne pouvaient que se terminer dans le sang, c'est valider la thèse des nationalistes, c'est donner raison à leur discours. "Vous comprenez, les Balkans, c'est particulier..."
Il faut dire aujourd'hui avec l'historien britannique Noël Malcolm (auteur d'une Histoire de la Bosnie et d'une Histoire du Kosovo): "Quelles haines ancestrales?"
La ligne d'opposition, aujourd'hui, passe entre des jeunes, des intellectuels, de simples citoyens résolus à aller de l'avant, à créer des sociétés ouvertes et avancées ou chacun a sa place, et des nationalistes arc-boutés sur des mythes réinventés, agitant les peurs et les mémoires blessées.
Le miel et le sang; non pas une fatalité, mais, aujourd'hui, un choix politique.
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